Rassemblés autour d’une planche à dessin dans le hangar de Pitt à l’aérodrome national de Washington, Steiger, l’amiral Sandecker et Dirk examinent une carte détaillée des voies navigables de la région.

— Fawkes a modifié de fond en comble la structure du lowa pour une excellente raison, déclare Pitt. Près de cinq mètres ! Voilà ce qu’il est parvenu à gagner sur sa ligne de flottaison.

— Vous êtes certain de votre chiffre ? s’étonne l’amiral. Le croiseur n’aurait plus guère alors qu’un peu moins de sept mètres de tirant d’eau ? Ce n’est pas croyable !

— Je tiens ce renseignement de quelqu’un qui est payé pour le savoir, répond Pitt. Pendant que Dale Jarvis téléphonait au quartier général du Conseil national de sécurité, j’ai interrogé Lou Metz, le patron du chantier naval. Il mettrait sa tête à couper que les mesures sont exactes.

— Mais pourquoi aurait-il fait ça ? demande Steiger. Privé de ses canons, remplacés par des simulacres de bois, le navire devient parfaitement inutile et inoffensif.

— La tourelle numéro 2 et son équipement de tir sont toujours en place, explique Pitt. Et, d’après Lou Metz, le lowa est encore capable de placer une salve d’obus de 1 000 kg dans le cercle d’une barrique à plus de 35 kilomètres.

  Sandecker réserve toute son attention à l’allumage d’un cigare d’amiral. Quand il a terminé cette délicate opération, il lance au plafond un nuage de fumée bleue et martèle du poing la carte.

— Votre projet est pure folie, Dirk. Nous sommes en train de fourrer notre nez dans un conflit qui se passe bien au-dessus de notre tête.

— Nous ne pouvons pas rester ici à nous lamenter et à pisser dans notre pantalon. Les stratèges du Pentagone vont tenter de convaincre le Président de faire sauter le lowa et répandre sans doute du même coup la « Mort subite » aux quatre vents. A moins qu’ils ne lancent à l’abordage un détachement chargé de s’emparer des projectiles à gaz dans l’intention de les incorporer à l’arsenal de l’Armée.

— Mais à quoi peut bien servir un microbe de cette cochonnerie qu’on ne peut pas contrôler ? demande Steiger.

— Eh bien, vous pouvez parier que tous les biologistes du pays recevront d’amples crédits pour rechercher un antidote, réplique Pitt. Et si l’un d’eux le trouve, alors, un jour, je ne sais où, un général ou un amiral sera capable de s’affoler et de donner l’ordre de déclencher cette peste. Quant à moi, je ne veux pas vieillir en sachant que j’ai eu jadis l’occasion de sauver d’innombrables existences et que je n’en ai rien fait.

— Bien parlé, dit Sandecker. Et je suis bien d’accord avec vous, mais à nous trois nous sommes mal placés pour rivaliser avec le ministère de la Défense dans cette course aux deux obus M.S. manquants.

— Si nous pouvions seulement introduire un homme à bord du lowa, un homme capable de désarmer le détonateur des projectiles et de jeter par-dessus bord les petites bombes contenant les fameux micro-organismes…

  Pitt ne termine pas et continue de réfléchir.

— Et cet homme-là, ce serait vous sans doute ? hasarde Sandecker.

— De nous trois, il me semble que je suis en effet le plus qualifié.

— Et moi ? Vous ne m’oubliez pas par hasard ? dit Steiger d’un ton acide.

— Si ce que nous projetons ne réussit pas, nous aurons besoin d’un bon pilote aux commandes de l’hélicoptère. Désolé, Abe, mais je ne sais pas piloter ces machins-là, alors à vous l’honneur.

— Vous présentez si aimablement les choses, fait Steiger avec un sourire en coin, que j’aurais mauvaise grâce à refuser.

— Ce qu’il faut, c’est retrouver le lowa avant nos petits camarades du ministère de la Guerre, dit Sandecker. Ce qui me paraît bien improbable, puisqu’ils ont l’avantage de disposer d’un satellite de reconnaissance.

— Et si nous connaissions, nous, la destination du lowa ? avance Pitt en souriant.

— Comment ça ? grogne Sandecker, sceptique.

— Le tirant d’eau actuel nous l’apprend. Il n’existe qu’une seule voie navigable à la portée de Fawkes qui exige un tirant d’eau ne dépassant pas sept mètres.

  Sandecker et Steiger, muets et impassibles, attendent que Pitt éclaire leur lanterne.

— La capitale, déclare Pitt d’un ton plein d’assurance. Fawkes va remonter le Potomac à bord du lowa et bombarder Washington.

 

  L’effort tétanise les bras de Fawkes, et la concentration nerveuse le fait transpirer : la sueur coule sur son visage buriné et se perd dans sa barbe. Si ses bras ne bougeaient pas de temps à autre, on le prendrait pour une statue de bronze. Il est atrocement fatigué. Il y a près de dix heures qu’il est à la barre et qu’il force le puissant cuirassé dans des voies d’eau qu’il n’aurait jamais dû emprunter. Ses paumes sont gonflées d’ampoules ouvertes et saignantes, mais il ne les sent pas. Il est maintenant arrivé dans la dernière ligne droite de cette croisière de l’impossible. La longue et menaçante pièce de marine de la tourelle numéro 2 est déjà à portée de Pennsylvania Avenue.

  Il commande « En avant toute ! » à la chambre des machines, et une vibration puissante monte des flancs du bâtiment. Comme un vieux cheval de cavalerie au son de la trompette, le lowa répond à l’appel : ses hélices tourbillonnent dans le lit boueux du fleuve, et il fonce dans le goulet de Cornwallis Neck, le long de la côte du Maryland.

  Le vieux croiseur semble une chose venue d’un autre monde, ou, plutôt, on dirait une sorte de monstre antédiluvien sortant de l’enfer et soufflant flammes et fumée par les naseaux. Il court de l’avant toujours plus vite, frôlant les bouées du chenal qui se balancent dans les premières lueurs de l’aube. On jurerait que le navire a une âme, un cœur, qu’il sait que c’est là son dernier voyage et que le dernier des navires de ligne va à la mort.

  Fasciné, Fawkes voit dans le ciel le halo rougeâtre des lumières de Washington, à une trentaine de kilomètres devant son étrave. L’irrésistible masse du lowa dépasse la base navale de Quantico, contourne Hallowing Point et file devant Gunston Cove. Encore un coude du fleuve, et la proue du vaisseau pénétrera dans le canal rectiligne qui se termine devant le parcours de golf d’East Potomac Park.

— 23 pieds, annonce dans le haut-parleur la voix du matelot qui sonde… 23… 22,5…

  Le navire file devant la première bouée du chenal, ses pales d’hélices fouaillent le limon du lit, son étrave soulève un double panache d’écume contre le courant de 5 nœuds.

— 22 pieds, Capitaine. (La voix devient pressante.) 22 toujours… toujours… Oh ! Seigneur ! 21,5 !

  Et le navire éventre le fond du chenal comme un fer de hache fend du bois moisi. L’impression de choc de l’étrave dans la vase est plus imaginaire que réelle. Les moteurs et les hélices continuent de tourner, mais le lowa n’avance plus.

  Il vient d’achever sa dernière sortie au pied des pentes de Mount Vernon.

 

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